Chronique Synaptique


28 avril 2010

Félix (Vulgaires Scientifiques) - Alors ce soir, Vincent, en tant que modèle de moralité irréprochable, nous parle du bien et du mal, et de ce qui se trame derrière le rideau - ou dans le cerveau - quand on fait un choix d’ordre moral.

Vincent - C’est exact. Je fais le point sur l’épineuse question de la moralité cérébrale. Et, au passage, j’essaie de tempérer les esprits de ceux qui, comme Eliezer Sternberg, auteur du livre My Brain Made Me Do It, ont un peu peur que l’on se mette tous à blâmer notre cerveau quand on fait quelque chose de mal.

F - Bien. Mais est-ce qu’il y a vraiment matière à parler de moralité sous l’angle neuroscientifique? Est-ce que c’est seulement le genre d’histoires, d’exagérations qui font vendre des livres ou est-ce qu’on a vraiment là un sujet pertinent sous la main?

V - C’est discutable, mais une chose est certaine, l’analyse neurologique de la moralité ne date pas d’hier. Et je ne parle même pas des phrénologues qui s’amusaient à nous trouver la bosse de la moralité sur la tête. Ça, c’est pas vraiment sérieux.

Qu’on prenne plutôt, par exemple, le cas célèbre de Phineas Gage, travailleur de chemin de fer qui, en 1848, s’est retrouvé avec une barre de fer en travers de la tête. Du jour au lendemain, sa personnalité change du tout au tout. Disons tout simplement - pour faire court - que ses capacités empathiques ont un peu pris la clé des champs, et que l’étude de cas en question fait encore partie du cursus d’à peu près toutes les classes d’introduction à la psychologie.

Donc la moralité a toujours été, d’hier à aujourd’hui, un sujet qui intrigue, de près ou de loin, le neuroscientifique.

F - Et, dans l’histoire plus contemporaine de la neuroscience, est-ce que les chercheurs ont trouvé quelque chose de plus concret, par rapport aux processus qui nous mènent à porter des jugements d’ordre moral?

V - Bien évidemment, et c’est ce qui explique pourquoi je voulais vous parler de moralité aujourd’hui. Plusieurs publications ont récemment rapporté les recherches de Liane Young, du MIT, qui s’intéresse aux processus cérébraux nous permettant de balancer les nombreux éléments d’un scénario moral.

F - Et de quel genre de scénario parle-t-on au juste?

V - Je vous donne un exemple. Scénario 1, quelqu’un sert un café dans lequel s’est accidentellement retrouvé du poison. La personne qui en boit meurt. Scénario 2. Le serveur de café met volontairement du poison dans la tasse, mais la personne qui en boit ne meurt pas. Alors - vox pop - lequel des deux cas est le plus moralement répréhensible?

F - Scénario 2, ça va de soit.

V - Oui. Sauf quand on pose la question à des personnes ayant des réponses émotionnelles anormales, dues à des lésions cérébrales au niveau du cortex préfrontal ventromédial - soit la partie inférieure du cortex frontal. Ce qui est très précisément ce que Liane Young et ses collègues ont fait. Résultat? L’intention du serveur de café, pour reprendre cet exemple, semble beaucoup moins importer. Probablement parce que les réponses émotionnelles sont - à toute fin pratique - absentes.

F - Donc, à en croire les résultat de Young, les jugements moraux sont une question d’émotions.

V - En partie oui. Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi deviner les intentions d’autrui avant de porter un jugement moral. Or, en inactivant la jonction temporo-pariétale droite du cerveau - soit une région cérébrale juste en haut de l’oreille - on peut aussi affecter le jugement moral d’une personne. Et rendre le scénario 2 sensiblement plus acceptable.

F - Les deux questions qui nous viennent tous à l’esprit sont « comment on s’y prend » et « pourquoi la jonction temporo-pariétale ».

V - Pour le « comment », c’est relativement simple. On utilise une technologie qui s’appelle la stimulation magnétique transcranienne (ou TMS). En gros, on applique un champ électromagnétique très précis sur la région visée de façon à interrompre temporairement son fonctionnement normal.

F - D’accord. Et pour le « pourquoi »?

V - On avait déjà associé la jonction temporo-pariétale aux choix moraux, à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. L’utilisation de la TMS nous permet de confirmer que c’est la « théorie de l’esprit » qui est compromise lorsque l’on court-circuite cette jonction. Et par « théorie de l’esprit », on entend la capacité de se mettre dans les souliers de quelqu’un d’autre, d’attribuer des intentions, des motivations, des états d’esprit à autrui.

Le problème, c’est qu’on peut aussi utiliser ce genre de test de jugements moraux pour diagnostiquer des cas de syndrome d’Asperger - une forme légère d’autisme. C’est une population qui, généralement parlant, performe sous la normale dans des tests de « théorie de l’esprit ». Or, est-ce qu’on est prêt à dire pour autant que ces personnes-là sont amorales?

F - Pas évident tout ça. Mais, en somme, à la lumière de ces études, on peut avancer que le jugement moral serait au moins dû à deux régions, à deux éléments bien distincts, c’est ça?

V - Entre autres, oui. Enfin, surtout quand il est question de jugements moraux qui demandent que l’on devine l’intention d’autrui. Et on devrait aussi prendre en considération les désirs, l’historique de la personne, les contraintes externes, les concepts de loyauté, d’égalité et d’intégrité. Beaucoup d’éléments donc, sans compter que ce n’est pas tout à fait la seule hypothèse sur le sujet.

F - L’histoire du bien et du mal se complique.

V - C’est toujours un peu le problème quand on parle de concepts un peu philosophiques en neuroscience. Prenons par exemple Marc Hauser, psychologue à Harvard, qui croit que l’évolution nous a doté d’un instinct moral. Et ce même si nous ne sommes pas toujours tous en accord sur ce qui est bien et sur ce qui est mal.

Hauser fait un parallèle avec la théorie qui veut que nous soyons tous dotés d’une grammaire linguistique universelle, théorie proposée par Noam Chomsky dans les années 50.

F - On aurait donc une espèce de grammaire morale, composée de règles innées qui nous permettent de choisir l’option la plus éthique.

V - Voilà. Une intuition qui nous dit que l’on ne peut pas, par exemple, tuer une personne pour en sauver 5 qui attendent un don d’organe. Mais que ce n’est pas aussi évident quand on doit choisir de dévier ou non un charriot qui se dirige à pleine allure vers 5 personnes, tout en sachant que - si on dévie ledit charriot - on tue un spectateur innocent.

F - Mais, d’un point de vue fondamental, quel est l’intérêt d’avoir développé une grammaire morale universelle?

V - Hauser explique que la moralité nous permettrait de naviguer le monde social. Et on pense qu’elle serait inconsciente parce que ces décisions doivent parfois être prises très rapidement.

F - Ok, va pour le principe général. Mais est-ce qu’on est capable de mettre le doigt sur un principe particulier?

V - C’est un peu triste à dire, mais on parle surtout de réciprocité - autant pour le bon que pour le mauvais. On n’a pas nécessairement de principes moraux fondamentalement contre le meurtre, par exemple. Tout dépend de la situation. Des conventions culturelles. De la primauté du groupe ou de l’individu par exemple.

Prenez le groupe de Mayas que Hauser a étudié. À leurs yeux, si on peut sauver un groupe de 5 personnes, il n’y a pas de différence morale entre omettre d’avertir quelqu’un qui va se faire heurter par une voiture qui fonçait tout droit sur le groupe en question, ou interpeller intentionnellement cette même personne de façon à ce qu’elle se trouve dans la trajectoire de la voiture et qu’elle sauve - sans le vouloir - ces 5 individus.

F - Du moment qu’on sauve le groupe, pas de problème, quoi.

V - Précisément. Bon, l’argument de Hauser ne convainc pas tout le monde. Plusieurs chercheurs pensent que les humains prennent des décisions morales de la même façon que toutes les autres décisions quotidiennes. Le choix dépendrait uniquement de la compétition entre notre système limbique émotionnel et de notre cortex frontal, plus rationnel.

F - Et on imagine qu’il y a encore bien d’autres hypothèses sur le sujet.

V - Il y en a pratiquement autant que de chercheurs qui s’intéressent à la question. Par exemple, il y a les neurones miroir, qui s’activent autant lorsque l’on fait un geste que lorsque l’on observe quelqu’un d’autre faire ce même geste. Ou bien le nerf vague - le « nerf de la compassion » - qui active le cœur, les poumons, le foie, les organes digestifs, mais qui nous procure aussi un « sentiment de chaleur diffuse dans la poitrine ». C’est à croire que, quand il est question de moralité, tout le corps est concerné.

F - Le comité éthique corporel, quoi...



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25 mars 2010

Félix (Vulgaires Scientifiques) - Cette semaine, notre intrépide chroniqueur cérébral nous parle d'une maladie mentale qui n'a pas besoin d'introduction - la dépression - sous un angle évolutionnaire nouveau, qui ne fait toutefois pas l'unanimité dans le monde de la psychiatrie et de la psychologie.

Vincent - Et c'est vraiment le moins qu'on puisse dire...

Bon, pour la petite histoire, la controverse trouve son origine dans un article présenté au journal Psychological Review. Son titre? "The Bright Side of Being Blue: Depression as an Adaptation for Analyzing Complex Problems" - ou - traduction libre - "Le bon côté de la dépression, une adaptation qui facilite l'analyse de problèmes complexes."

Le psychologue Paul W. Andrews et le psychiatre J. Anderson Thomson, les auteurs, l'ont republié en version abrégée et simplifiée, dans le Scientific American Mind, avant que l'histoire ne soit reprise dans plusieurs autres publications - dont le New York Times - et de nombreux blogues spécialisés. Une couverture qui a choqué au passage plusieurs professionnels de la santé mentale et lecteurs qui vivent ou qui auraient vécu avec la dépression.

F - C'est vrai que ce n'est pas très, très orthodoxe de parler du "bon côté" de la dépression. Ça semble même un peu contre-intuitif, surtout après toutes les campagnes de sensibilisation des dernières années.

V - Tout à fait, et les avis sont conséquemment partagés. Mais avant de trop s'avancer, il faut prendre le temps de bien expliquer ce que la théorie en question dit, et ce qu'elle ne dit pas.
Les auteurs de l'étude commencent par noter le taux particulièrement élevé de dépression dans la population. Aux États-Unis, on parle de 30 à 50%, pour au moins un épisode dépressif au cours d'une vie. Or, règle générale, une maladie mentale ne touche pas plus que 1 ou 2% de la population.

Pour vous donner une idée, toutes proportions gardées, c'est à peu près comme si on comparait une salle comble au Métropolis et une salle comble au Stade Olympique.

F - Pas tout à fait le même ordre de grandeur, en effet.

V - Pas du tout, non.

Les auteurs remarquent aussi que la dépression n'est pas un problème de vieillissement; elle apparait souvent vers la fin de l'adolescence ou au début de la vingtaine. Ce n'est pas non plus un problème strictement moderne; on en trouve des exemple à travers l'histoire (on parlait jadis de mélancolie) et à travers les cultures.

En somme, il doit bien y avoir une raison qui explique pourquoi un mal si incapacitant a trouvé le moyen de survivre au processus de sélection. Et c'est là que l'argument évolutionniste, celui qui veut que la dépression pourrait conférer un avantage adaptatif, entre en jeu.

F - Pour le rappel, quand on parle de psychologie évolutionniste, on fait référence à l'idée qui veut que la structure et le fonctionnement du cerveau humain auraient été - en quelque sorte - façonnés par des pressions sélectives, par un processus typiquement darwinien, n'est-ce pas?

V - Exact. Enfin, si on parle de psychologie évolutionniste dans sa forme la plus stricte. Certains traits pourraient être le fruit du hasard, des limitations imposées par le cheminement génétique de nos ancêtres. Mais bon, on a déjà fait une chronique à ce sujet..

F - En effet. Ceci étant dit, c'est plutôt facile de dire que - tout compte fait - la dépression doit bien être le résultat de la sélection darwinienne. Toujours faut-il lui trouver une utilité, non?

V - Oui. À première vue, difficile de comprendre en quoi une maladie mentale qui a tendance à provoquer des idées suicidaires, une perte de poids, de l'insomnie, une fatigue excessive, un ralentissement moteur et/ou une indécision chronique, pourrait nous aider à assurer le succès de notre lignée génétique.

Mais qui dit difficile ne dit pas impossible pour autant.

Andrews et Thomson utilisent l'analogie de la fièvre, une expérience clairement déplaisante sur le moment, mais néanmoins essentielle à la réponse immunitaire. Des études ont notamment montré que les médicaments qui suppriment la fièvre ont tendance à prolonger la période d'infection.
Il faut traverser la fièvre avant de sentir mieux, donc.

F - L'analogie pourrait aussi nous porter à croire que l'article des chercheurs en question est un espèce de plaidoyer contre l'hypermédication de la dépression, non?

V - En partie, oui. Mais on n'avance pas pour autant l'idée que la médication est une mauvais chose en soit.

L'idée, en fait, c'est surtout de souligner l'aspect "positif" de la dépression, au-delà de toute la douleur qu'elle cause, et c'est ce que les auteurs ont surnommé la rumination analytique.

F - Et qu'est-ce qu'on entend par rumination analytique?

V - On parle tout simplement d'un processus mental typique à la dépression, qui pousse les gens à remâcher constamment leurs problèmes. À y penser et à y repenser. À peser et à soupeser. Et problème, il y a, parce que, dans beaucoup de cas, la dépression est le résultat d'un coup dur psychologique - une mort, une perte d'emploi, un divorce, etc..

Or la rumination, en écartant toutes les distractions de l'équation normale de notre quotidien, amènerait peut-être les gens à trouver des solutions à ces problèmes, au bout du compte.

F - La perte d'appétit, de libido, d'intérêt pour les interactions sociales serait donc peut-être une façon de rester concentré sur la recherche d'une solution au problème de nature sociale.

V - Voilà. Andrews et Thomson proposent même un mécanisme pour expliquer et, en quelque sorte, valider le phénomène. Le cortex préfrontal ventrolatéral gauche, une région cérébrale généralement moins active chez les gens qui souffrent d'un déficit d'attention, serait hyperactive chez le patient dépressif.

On attribue également à cette région le rôle de centre de la pensée analytique. La mémoire de travail, qui y siège, faciliterait la déconstruction des problèmes complexes en composantes individuelles, plus simples.

En somme, en temps normal, l'esprit vagabonde, alors qu'avec la rumination analytique, on se concentre plus facilement et on simplifie l'analyse approfondie de nos démons intérieurs.

F - Bon, c'est bien beau tout ça, mais ça ressemble "un peu beaucoup" à de la rationalisation post-mortem. On essaie de donner une signification à quelque chose qui n'en a pas toujours. La dépression, avec des lunettes roses...

V - Ça fait effectivement partie des critiques qui ont été avancées. Le psychiatre Ronald Pies, dans sa lettre ouverte publiée en réaction à l'article original, parle d'ailleurs du "mythe" du bon côté de la dépression, cet espèce d'embellissement d'une situation qui, dans le fond, n'a rien de très, très beau.

Et pour ce qui est de la soi-disant rumination analytique, Ries cite une étude japonaise qui aurait mesuré une activité métabolique du lobe frontale plus basse que la moyenne, chez des patients dépressifs, ce qui remet donc en question - à tout le moins en partie - l'étendue du phénomène.

F - Sans compter qu'on est en droit de se demander si cette hypothèse adaptative de la dépression ne glorifie pas, en partie, la douleur qui accompagne la dépression, au risque de pousser certaines personnes à retarder le traitement dont ils auraient besoin.

V - Le docteur Pies, comme plusieurs de ses collègues, partage effectivement cette crainte.
Si on veut être prudent, on peut se limiter à dire que la validité de la théorie ruminative-analytique dépend du type de dépression - est-ce qu'elle est causée par une situation que l'on peut changer, par exemple - et des outils, du support dont on dispose pour régler le problème.

F - Reste que la prémisse de l'article à l'origine du débat est intéressante - l'idée qu'il doit bien y avoir une raison à la survie de traits dépressifs dans nos gènes.

V - Oui. La question n'est pas nouvelle non plus, et d'autres réponses y ont déjà été offertes.
David Dobbs, auteur de l'article "The Science of Success", paru dans The Atlantic en décembre passé, rapportait l'hypothèse de l'enfant orchidée, ce type d'enfant qui nécessite beaucoup d'affection et d'attention, par opposition à ce qu'il appelle l'enfant pissenlit, qui peut s'en sortir peu importe le milieu où il grandit.

L'idée est une espèce d'évolution de la théorie qui veut que certains gènes nous confèrent des vulnérabilités, psychologiquement parlant. Or, selon l'hypothèse de l'enfant orchidée, on ne devrait pas parler de "vulnérabilité", mais plutôt de "plasticité" ou de "sensibilité adaptative", de potentiel créatif hors norme, par exemple, si l'environnement est optimal.

F - Un espèce de "gamble" de l'évolution, d'où leur survie dans le pool génétique. À bien y penser, c'est peut-être de là que vient le mythe de l'artiste torturé, non?

V - Possible. La créativité qu'on attribue souvent aux artistes troublés serait peut-être seulement le résultat de leur hypersensibilité. Quand ça va mal, c'est l'enfer, le noir, la déprime, alors que quand ça va bien, la plume, le pinceau, la guitare ou le piano font des miracles. Les bas sont plus bas, mais les hauts sont aussi beaucoup plus hauts.

F - Bon, bien c'est rassurant de savoir que les artistes n'ont pas nécessairement à se soumettre à un strict régime de pensées noires pour pouvoir pondre un chef-d'œuvre...